Texte philosophique 9 – Peut-on encore découvrir quelque chose ?

Se rendre sur ces terres amazoniennes faisait écho à une longue tradition d’expéditions scientifiques qui ont eu lieu dans le passé. Nous avons été des explorateurs, oui, mais des explorateurs qui ne veulent plus que « découvrir » puisse encore être le synonyme de « posséder » mais bien plus celui de « préserver ». Nous sommes des explorateurs artistes qui ne possédons rien d’autre, au plus profond de nous, qu’une seule arme, à la fois si désuète nous dit-on mais en même temps si puissante, nous n’avons qu’un seul outil de compréhension et d’échange : notre rapport intime à l’humain et à l’universel.

C’est en rentrant au plus profond de nous-mêmes, dans une démarche sincère et des plus humbles que nous avons pénétré ces terres où la nature et le sacré ne font qu’un, où la vie porte en elle-même tout ce sacré que nous avons, nous occidentaux déracinés, pris soin de séparer : là où nous sacralisons l’immobilité et la mort, ici la sacré est la vie même, la rencontre des mouvements et des forces. Ici la frontière entre le mythe et la réalité n’existe pas. Les légendes et le merveilleux sont partout incarnés, tout est signe, et le monde « visible » et « invisible » sont en perpétuel dialogue. Nous, nous n’avons pas ce langage. Nous ne sommes pas initiés. Mais nous croyons à la fiction. En tant qu’artistes, nous nous jouons de cette frontière entre réalité et fiction. Nous savons que c’est par la fiction que l’on apprend du monde qui nous entoure. Nous aimons soulever le voile des apparences, voyager entre les mondes. C’est donc porteurs de ce langage universel que nous avons suivi cette expédition artistique.

La force du groupe fut notre force à tous. Comme le dit la tradition : le tout fut supérieur à la somme de ses parties. Chacun d’entre nous est allé plus loin qu’il n’aurait pu aller tout seul. Les barrières sont tombées, les disciplines ont disparues. Nous avons tous marché, au sens propre et au sens figuré, dans la même direction et avec le même souci de vivre ensemble cette aventure. Nous nous sommes progressivement délestés de nos bagages d’artistes, nous avons abandonné nos passeports dans telle ou telle spécialité. Notre démarche d’artistes est devenue une marche d’hommes. Nous avons retrouvé la juste place de l’homme : celle d’un être en mouvement, en perpétuel équilibre instable, tendu entre deux infinis, l’infiniment grand d’une nature qui nous dépasse et l’infiniment petit d’une faune invisible mais non moins envahissante. Nous avons tous été confrontés aux mêmes peurs ancestrales, celles de l’inconnu et du risque pour sa vie. Nous avons éprouvé nos corps. Nous les avons laissés prendre le relais de l’intellect. Ce sont eux qui nous rappelés d’où nous venions. Ce sont eux, nos corps, qui nous ont ancrés dans un temps présent en dehors de tout temps : nous avons vécu coupé du monde tout en étant au centre même de celui-ci, dans une superposition des mondes où la vie prend toute sa valeur, dans ce cadre fragile et pourtant si puissant d’une nature plus forte que nulle part ailleurs.

Nous avons alors tous ressenti l’ambigüité qui nous compose. Que l’on soit français de la vielle Europe ou Equatorien, nous avons tous vécu cette dualité née du sentiment d’une double appartenance. Nous nous sommes sentis d’ici et de là-bas, le corps dans la nature et la tête dans la culture, et inversement. De notre héritage de « conquistadors », un certain malaise a pu pointer dans nos consciences. Mais de notre désir de partager est aussi né un échange riche et salvateur avec les communautés rencontrées. Personne ne semble échapper à cette ambigüité, tout le monde connait les deux mondes, tout le monde porte en lui cette double appartenance. La seule différence entre chacun est le lieu intime où cette confrontation s’opère, mais le métissage est universel.

Cette ambigüité semble donc être la marque même de toute démarche humaine et il serait sans doute vain et utopique de vouloir la combattre. Cette ambigüité est celle que l’on retrouve en nous dans les tensions qui existent entre le désir de progrès et le respect de la nature, entre l’intelligence et l’intuition, entre l’animalité et la raison, entre la nature et la culture. Il nous fait l’assumer au risque sinon de n’être que des pantins d’une pantomime utopique. L’homme est double, à la fois créateur et destructeur, doué d’un pouvoir dont la puissance le dépasse. Il est temps d’arrêter de jouer à l’apprenti sorcier et d’écouter de nouveau le sage qui nous rappelle à l’ordre. Notre place n’est pas centrale. Comme des enfants gâtés, nous avons voulu tout posséder et nous avons tout eu. Notre mère, notre mère nature, s’est pliée en quatre, s’est sacrifiée, pour nous. Aujourd’hui, elle est épuisée, elle ne peut plus donner. Il faut inverser l’effort, baisser la tête et remonter nos manches, modestement mais résolument.

Car oui, il était encore possible de découvrir quelque chose dans ces terres sacrées où se sont menées tant d’expéditions scientifiques par le passé. Mais la découverte que nous avons faite n’était pas celle attendue. Nous avons découvert que ce que nous cherchions nous l’avions depuis notre départ : notre lien à cette nature à cet universel en nous. Nous avons découvert que plus nous rentrions en nous-mêmes, plus nous pouvions découvrir le monde dans toute son ampleur. Là d’où nous venons nous appartenons. Nous avons découvert que nous étions comme cette plante qui se fane quand elle est mise sous verre et nous avions oublié que, privés de notre milieu fertile, nous allions tous finir fous !

 

Julie Cloarec-Michaud

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