Texte philosophique 2 – Le fleuve

Le monde a changé et nous n’aurions rien vu ? Pourtant ça saute aux yeux, il suffit de voir ces cartes, vous savez, qui montrent un avant et un après, qui montrent l’état de la déforestation à des dates clés sur lesquelles le vert disparaît un peu plus à chaque graphique, laissant le marron ou le jaune gagner du terrain. Oui, ça saute aux yeux. Sur le dessin ça saute aux yeux ! Mais autour de nous, nous ne voyons pas tous ces changements…vous en êtes sûrs ? Peut-être qu’ils ont lieu, ces changements, mais que vous ne les avez pas remarqués. Comme lorsque l’on voit une personne tous les jours et que l’on ne distingue les petites rides accumulées et le grisonnant de la chevelure seulement lorsque l’on regarde, par comparaison, une ancienne photographie.

Les choses changent sans que nous nous en apercevions. Doucement mais indéniablement. Tout change et tout est en mouvement. La stabilité n’est qu’un équilibre et celui qui, enfant, a essayé sincèrement, de ne plus bouger, a dû se rendre à l’évidence que c’était peine perdue ! Finalement tout le monde perd à 1,2,3 Soleil ! La seule chose qui nous fait croire en l’immobilité c’est la limitation de notre perception. C’est nous qui n’arrivons pas à voir tous ces changements dans leur continuité. Mais la réalité est plus ample, plus mouvante. Les grecques le savaient, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait Héraclite. Ils savaient que l’identité d’une chose, le fait que l’on puisse dire qu’elle existe, ne se résumait pas à sa qualité d’objet d’inerte, à sa qualité d’individu isolé du tout. Ce qui est deviendra, comme le feu qui s’éteint, s’humidifie et devient cendre et comme l’eau devient glace et donc terre, tout se transforme. L’identité ce n’est pas l’immobilité, c’est la persistance dans le changement. Le fleuve n’est fleuve que, justement, parce que son eau ne cesse de changer. La vie est ce mouvement même, ce « jaillissement perpétuel », « cette création continue d’imprévisible nouveauté »[1]. Voilà ce que le monde est, et ce que nous sommes.

Il n’y a que des fous comme nous pour oublier ça. Il n’y a que nous pour croire que nous sommes le moteur du monde, faisant accroitre, chaque jour un peu plus, par notre folie, l’amplitude des mouvements naturels. Nous déréglons l’équilibre, nous emballons la machine. Degré après degré nous saturons le système.

Mais, si l’on ne veut pas que cette différence de degré se transforme en différence de nature et qu’il soit, désormais, définitivement trop tard pour calmer l’emballement, il est temps de prendre conscience de notre laisser aller, et de notre manque d’attention aux choses qui nous entourent. Pour que le fleuve continue de couler et d’inspirer le philosophe et l’artiste, pour que l’organisme puisse rester la plus fabuleuse des machines qui se régénère entièrement toute seule plusieurs fois durant sa vie, restons humbles face à nos propres petites constructions mécaniques et ne les laissons pas nous déposséder de nous-mêmes.

 

Julie Cloarec-Michaud

[1] BERGSON (Henri), « Le Possible et le réel », in La Pensée et le mouvant, PUF, Paris, 1999, p.99.

Fermer le menu