Journal de bord 7 – Face au public, face à soi

Quito, le 5 octobre. Il fait nuit fraîche. Face à la centaine de spectateurs de l’Alliance française, nous nous retrouvons juchés sur un muret du parking de l’institution, tous les onze, en rang, faisant une dernière performance avant le salut final. Intercalés entre les huit danseurs qui se meuvent comme les lianes le long d’un arbre, nous autres respirons de façon saccadée et feignant d’avancer comme pour s’extirper de son système racinaire, ainsi que nous l’avions fait, le 2 octobre, au pied de l’arbre millénaire.

Le 3, nous avions déjà restitué de nos expérimentations artistiques dans la jungle aux étudiants de l’Université régionale d’Amazonie (IKIAM). Le choc sensitif voulu a eu lieu. À Quito aussi. Il pourrait avoir des conséquences “au-delà de l’urgence écologique”, selon la formule d’Hervé.

Le projecteur du parking nous aveugle. On repense au mythe kichwa de la lune qui absorbe attire les oiseaux trop bruyants ainsi que les prétentieux, croyance similaire au mythe d’Icare et de la fable du corbeau et du renard. On se prend à rêver que la lune, un soir, aspire dans son orbite l’ensemble du parc automobile mondial. Un tel essaim ferait plaisir à voir. À force d’écouter des histoires de vieillards qui se transforment en anaconda pour chasser la nuit, on finit par croire aux miracles.

La performance à l’Alliance a débuté dans le hall d’entrée investi par les danseurs mêlés au public. Puis s’est poursuivie à l’extérieur où Omar a fait fureur auprès des enfants déguisé en insecte plastique avec sa lampe frontale sous un masque de bidon découpé, tandis que Rodrigo a fait rugir le fleuve Napo avec de simples pierres entrechoquées; quelques mètres plus loin, Tamia a interprêté sa danse de la pluie près d’un robinet enrobé de papier sulfurisé, une jolie cascade faite de bric et de broc; face au mur du parking, Serge a fini de peindre avec de la terre mouillée des silhouettes humaines disloquées prenant très provisoirement la place allouée aux voitures; à côté, postés de part et d’autre d’un arbre, Julie et Rodrigo ont déclamé sur le choix de la grande raison, celle du corps, ou de la petite, celle des discours flatteurs; puis le public est rentré à l’intérieur du bâtiment où, depuis un couloir, il a revu Julie derrière une vitre, avec un masque à gaz, se tordre au ras du sol, un moment fort emporté par le violoncelle de Rodrigo; et retrouvé Hervé dans le hall, hurlant en silence comme il l’avait fait sur un roc, quelques jours plus tôt, au milieu d’une rivière.

La déambulation a pris fin sur le parking où les danseurs ont reproduit leur ronde autour de l’arbre millénaire, cette fois autour de la base d’un tronc mort. C’est là que nous avons distribué au public des bouteilles en plastique et d’autres déchets en les invitant à les jeter dans le tout petit espace vert où évoluaient les danseurs. Certains n’ont pas osé, ou pas pu, d’autres s’en sont donnés à cœur joie. Tous se sont ensuite précipités pour ramasser les ordures.

La ficelle est un peu grosse, mais efficace. A l’Université régionale d’Amazonie aussi nous avions sollicité l’interaction du public, qui nous avait lancé des bouteilles vides alors que nous rampions dans une fosse de leur campus, en y interprétant les êtres ambigus que nous sommes: consommateurs-pollueurs et conscients-tristes de l’être; spirituels et pratiques jusque dans l’égoïsme le plus cynique.

Là-bas comme à Quito, un échange avec le public a eu lieu après la performance. Les deux fois, Hervé a expliqué notre but d’expérimenter et non de créer un spectacle, et de nous interroger sur le rôle de l’artiste dans notre société ultra-technologique mais au bilan environnemental catastrophique. Un étudiant nous a demandé nos impressions au contact des communautés indigènes et Rodrigo lui a confié sa déception de constater que celles-ci semblaient considérer leur culture comme faisant partie d’un folklore bon à faire fructifier auprès des touristes. Julie, elle, est revenue sur la question centrale: “Pouvons-nous encore découvrir quelque chose alors que tout semble déjà découvert ? Nous avons découvert que ce que nous cherchions, nous l’avions en nous depuis le début, d’où nous venons nous appartenons”, conclut Julie.

M.-H. A

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