Texte philosophique 8 – Touffu-foutu

Petite philo-fable librement inspirée de la mythologie grecque et du dieu Kaïros, dieu qui incarne l’esprit du moment opportun, de l’instant à ne pas louper.

C’est l’histoire d’un petit homme. Il s’appelait Kaïros. Il n’avait pas de cheveux à l’exception d’une épaisse touffe à l’avant de sa tête. Il avait un don. Outre qu’il avait les talons ailés, ce qui, ma fois, est déjà un don qui ferait plus d’un jaloux ici-bas, il possédait une capacité toute particulière qu’aucun de ses camarades n’avaient. Kaïros savait ce qu’il fallait faire au bon moment. Il savait par exemple quand et comment les hommes devaient semer et fertiliser leur champ pour avoir la meilleure récolte, quand et comment il fallait arroser les champs pour que les plantations donnent leurs meilleures productions, ou encore quand et comment il fallait faire les récoltes pour en avoir le plus possible avant que le temps ne vire et en gâche une partie. Aucun savoir ne lui faisait défaut. Ce don était très utile, et tout le monde en profitait.

Cependant, pour savoir ce que Kaïros savait, il fallait être habile ! Il y avait un jeu. Kaïros devait se déplacer le plus vite possible, et celui qui voulait connaître son savoir devait l’attraper au vol par sa touffe de cheveux. C’était l’attraction ! Tout le monde se bousculait comme dans une fête foraine pour pouvoir avoir l’occasion d’attraper Kaïros au passage ! Et à chaque fois qu’il était attrapé, Kaïros se faisait une joie de répondre à la question de l’heureux gagnant. Il était infatigable, rien ne l’épuisait, ni la course, ni les questions que tout le monde lui posait. Ce n’était pas un effort pour lui. Il voyait que les hommes étaient contents et il savait que son savoir devait être partagé, car qu’aurait-il pu faire de toutes ces connaissances tout seul ?

Si seulement Kaïros avait su ce que les hommes feraient de tout ce savoir… Tout le monde n’avait pas l’endurance de Kaïros ! Et les hommes avaient de moins en moins de questions à lui poser. Ils savaient tout ce qu’ils voulaient. Ils étaient devenus riches et leurs champs étaient devenus immenses. Kaïros continuait sa course mais les hommes le laissaient passer de plus en plus sans même chercher à l’attraper au passage. Et puis un jour, ils ne l’ont plus attrapé du tout. Ils n’ont même plus fait attention à lui. Ils se sont sans doute dit que leur savoir et leurs connaissances étaient suffisants pour vivre ainsi jusqu’à la fin des temps.

Or, ce que les hommes n’avaient pas pris le temps de savoir, c’est que le monde qu’ils avaient construit grâce à toutes les connaissances de Kaïros n’allait pas rester ainsi pour toujours, et que ce qui allait se passer n’allait pas les rendre heureux jusqu’à la fin des temps ! En effet, tout se dérègla. Il y eu des tempêtes. Il se mit à faire très chaud, et très froid, et puis encore chaud, et ainsi de suite sans que personne ne comprenne pourquoi. Rien d’étonnant, plus personne n’interrogeait Kaïros ! Il pleuvait moins qu’avant mais quand il pleuvait c’était le déluge, et toutes les récoltes étaient foutues. Le blé ne poussa plus. Puis l’orge et puis toutes les autres cultures cessèrent de pousser. Comme les hommes avaient coupé les forêts pour agrandir leurs champs et qu’ils avaient dévié le cours des ruisseaux pour irriguer leurs plantations, il ne resta bientôt plus qu’une immense plaine remplie de boue qui séchait au soleil.

Les hommes étaient perdus. Ils ne savaient plus quoi faire…

Si un de ces hommes avait pris la peine d’attraper Kaïros une dernière fois avant qu’il ne soit trop tard, et s’il lui avait demander tout simplement : « Comment puis-je faire pour que ma vie reste ainsi, maintenant que j’ai tout ? », il aurait entendu cette réponse : « Tu te trompes si tu croies que tu as tout, tu n’as rien ! Quand vous aurez coupé le dernier arbre, pollué le dernier ruisseau, pêché le dernier poisson, alors vous vous apercevrez que l’argent ne se mange pas »[1]. L’homme aurait alors vu son erreur. Il aurait compris, pour la première fois, ce que Kaïros essayait de leur dire depuis le début : « La terre ne vous appartient pas, vous ne possédez rien, mais vous pouvez être heureux de la cultiver en la respectant car c’est d’elle que je tiens tout mon savoir ».

Il parait que désormais la seule touffe d’herbe que l’on voit sur Terre se trouve sur le crâne d’un petit homme aux pieds ailés qui ne cesse de courir sans être jamais rattrapé…

Julie Cloarec-Michaud

 

Moralité d’indien :

« Nous autres, les indigènes, avons toujours aimé et respecté la nature. Que les hommes tentent de la modifier nous préoccupe énormément. Sachez qu’il est toujours plus délicat de rétablir l’équilibre naturel que de produire un déséquilibre. L’homme n’est pas né sur Terre pour corriger la nature, mais pour en être le fidèle gardien ».

[1] Citation attribuée à Sitting Bull, chef Sioux de la tribu des Lakotas Hunkpapas, connu notamment pour sa résistance face à l’armée américaine durant la bataille de Little Bighorn en 1876.

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